OTTAWA – Les problèmes de santé mentale ne sont plus un secret, surtout depuis la pandémie. Confrontés à eux-mêmes, isolés ou parfois pas assez, les Canadiens ont fait exploser les listes d’attente chez les psychologues. Pourtant, il y a bien une communauté pour qui parler de santé mentale, ce n’est pas évident.
« Parfois la détresse dépasse le seuil du “ça va aller”. Il n’y a pas un modèle unique pour lire la souffrance ou définir la guérison. On a besoin d’approches différentes », clame Yann Vivette Tsobgni, clinicienne en santé mentale et chercheure affiliée à l’Université Laurentienne. Par le passé, les communautés noires et caribéennes ont été désavantagées et cela se reflète encore aujourd’hui à cause des traumatismes liés à l’esclavagisme, l’oppression, le colonialisme, le racisme et la ségrégation, pointent les spécialistes. Leur santé mentale est souvent façonnée par des microagressions et une panoplie d’inégalités. Le stress de ces expériences peut avoir un impact sur le bien-être psychologique. Selon un rapport de 2021 de la Commission de la santé mentale Canada (CSMC), les personnes noires se trouvent face à d’innombrables obstacles en matière d’accès aux soins. D’abord, la commission affirme que le chômage serait plus élevé et les salaires inférieurs chez les personnes noires. Se pose alors la question des moyens financiers pour consulter. Pour ces populations, le délai d’attente pour avoir accès à des soins de santé mentale, avant la pandémie, était deux fois plus long que des personnes blanches, affirme là encore ce rapport. D’après Santé publique Ottawa, plusieurs facteurs multiniveaux exposent ces communautés à des risques en termes de santé mentale tels que l’instabilité financière, l’absence d’avancement professionnel, les préjugés, la brutalité policière, la toxicomanie ou encore le « mode de survie constant ».
En plus de ses recherches, Yann Vivette Tsobgni est la fondatrice et dirigeante de l’Institut Résiliences, pour promotion de la santé mentale et de l’éducation pour les communautés Noires. Source : Facebook Parmi les nombreuses raisons qu’avancent les organismes, Mme Tsobgni suggère aussi que l’immigration pourrait être un facteur de risque pour la santé mentale, notamment le choc culturel. « Au Canada, cela peut se traduire par des difficultés d’adaptation au climat, à la culture, aux codes qui régissent les relations interpersonnelles, mais aussi la question de la langue. »
Le tabou : Le poison du discours
« On parle de santé mentale des Noirs, car c’est un sujet encore tabou », estime Yann Vivette Tsobgni, qui milite depuis 18 ans pour appuyer les communautés noires africaines en santé mentale. « La santé mentale des Noirs ne signifie pas qu’elle est différente des autres, mais que les facteurs de vulnérabilité, les besoins et les approches d’intervention sont spécifiques, notamment les définitions et les croyances. » À la question « pourquoi aujourd’hui, au Canada, on parle de santé mentale des Noirs ? », la chercheure répond que « c’est parce qu’il y a des facteurs de risque tels que la discrimination, les difficultés d’accès au logement, l’emploi, le racisme… ». Pour elle, toutes ces vulnérabilités gagneraient à être comprises par les professionnels de la santé puisque « la manière dont la santé mentale est définie varie selon les individus et en fonction des sociétés et des cultures ». Il est parfois important pour une personne noire d’avoir accès à des professionnels auxquels elle peut s’identifier qui lui ressemblent, qui partagent ou comprennent les besoins, les traumatismes et les expériences vécues. Pourtant, trouver un professionnel en santé mentale pour Noirs au Canada pourrait s’avérer difficile. Le manque de représentation et l’insuffisance de professionnels ayant les compétences culturelles, soit « des professionnels qui comprennent la dynamique et la complexité des communautés noires », font qu’il est difficile pour certaines personnes de demander de l’aide, explique Mme Tsobgni.
Fabiola Philippe est décédée happée par des véhicules sur l’autoroute 417, il y a cinq ans. Aujourd’hui, sa famille aide les personnes de la communauté noire au travers de la Fondation Fabiola. Gracieuseté « Il faut comprendre que certaines populations noires fonctionnent énormément avec des rites, des traditions, des croyances culturelles et religieuses… et donc, la conception académique de ce qu’est la santé mentale ne les rejoint pas. » Le tabou est un des obstacles à la prise en charge, puisque « certaines familles ne veulent pas parler de ça », indique la chercheure, « une personne Noire qui parle de santé mentale pourrait se faire dire qu’elle se serait occidentalisée, que la dépression ou le suicide, ce n’est pas pour les Noirs ». En somme, les tabous empêchent de s’exprimer.
La communauté noire moins disposée a demander de l’aide
Lydia Philippe et sa tante Marie Philippe-Remy ont fondé la Fondation Fabiola pour la sensibilisation et le soutien en toxicomanie et santé mentale (FAHMAS) en 2018, après le décès de Fabiola Philippe à l’âge de 34 ans, lorsque sa fille Lydia Philippe allait sur ses 16 ans. « J’ai réalisé que ma mère avait des problèmes : elle était parfois hyper présente, parfois pas du tout. C’était peut-être aussi les conséquences de sa dépression post-partum, elle m’a d’ailleurs eu à l’âge de 17 ans », raconte Lydia Philippe. Pour la jeune femme, on parle si peu de santé mentale dans les communautés noires que les personnes en état de mal-être ne savent pas par où commencer. Elle considère aussi qu’il y a beaucoup de préjugés. « On pouvait penser que c’était son entourage ou l’influence autour d’elle, mais en réalité c’était des problèmes de santé mentale. C’est seulement suite à son décès tragique qu’on a compris l’ampleur du problème. »
Lydia Philippe et Marie Philippe-Rémy lors d’un gala organisé à la Fondation Fabiola. Gracieuseté « Ce n’était pas facile pour elle », pense la jeune fille, « dans la communauté haïtienne, ce n’est pas tout à fait accepté ce type de discours, généralement, on se tourne vers la religion ». « On ne savait pas gérer, on n’avait pas les outils en santé mentale, on ne savait pas comment aller chercher des ressources dans la communauté », se rappelle la Franco-Ontarienne. Fabiola est le triste exemple des besoins que les communautés noires et caribéennes ont en termes de santé mentale. Les obstacles et la difficulté d’accès aux soins font que les personnes n’iront pas chercher de l’aide et encore moins si les professionnels de santé ne comprennent pas les dynamiques culturelles. L’image que la société véhicule des personnes noires ne permet pas non plus aux adultes noirs d’aller chercher de l’aide. Pour Mme Philippe, « on a cette image de la femme noire forte qui ne montre pas ses émotions, qui doit prendre en charge sa famille et travailler. Cette image d’une communauté noire et résiliente ». Le mal-être n’est pas seulement un problème de blanc. Pour combattre les tabous, les préjugés et offrir plus de soutien à la communauté, la jeune Franco-Ontarienne, pense que cela doit passer par l’éducation et une forme d’éducation : la sensibilisation.